La mort des paysans

C'était à NIORT, le 23 octobre 1995.

Je me présentais à la clinique dans laquelle D.M. avait été transportée d'urgence pour cause d'oedème pulmonaire; je devais procéder à son transfert dans une maison de repos.

D.M. m'apparut extrêmement affaiblie mais toujours aussi lucide. Aprés échange de quelques banalités elle me demanda de fermer la porte de sa chambre et me dit : "ces jeunes sots (il s'agissait des médecins) croient que j'accepte leur proposition ...  comme s'il était imaginable que j'aille finir mes jours hors de ma maison ! Je te demande de me "tirer" d'ici et de me ramener chez moi pour y mourir ... Ma vie n'a plus de sens ... Et je ne veux pas être une cause de soucis et de dépenses, ni pour mes enfants, ni pour les personnes du village qui m'aident bénévolement tous les jours..."

Et puis, ajouta-t-elle, à quoi bon vivre? "... tout me dégoute aujourd'hui... dans le village, je constate que nous sommes revenus au temps des serfs et des seigneurs ... et lorsque je vois ce qui se passe ailleurs, en regardant la télévision, c'est pire : on ne parle que de sexe, de drogue et de corruption... La civilisation de la famille et du travail n'existe plus ..."
"Je vais avoir 93 ans. J'ai connu 2 guerres pendant lesquelles la ferme assuré notre survie ... garde-la ... Devant les horreurs que je pressens tu seras peut-être heureux de t'y réfugier avec ta famille ..."

"Ramène-moi mourir chez moi" m'avait demande G.C. sur son lit d'hôpital,à LA ROCHELLE, le 21 novembre 1987.

Je l'avais alors convaincu de suivre l'avis des médecins et de rester quelque temps encore à l'hôpital.
Il y est mort quelques jours plus tard. Seul. Loin des siens. Loin de la ferme qui avait été sa raison d'être et d'espérer.

Je ne souhaitais pas renouveler l'erreur que j'avais commise vis-à-vis de mon père. J'acquiesçais donc à la demande de ma mère.

Avec peine, vu sa grande faiblesse, nous l'installâmes sur les sièges à l'arrière de ma voiture et, à faible vitesse, nous parcourumes les quelque 40 kilomètres séparant la clinique de la ferme.

D.M. s'installa dans le fauteuil d'osier, à l'entrée de la cuisine qui ouvre de plein pied sur la cour.Elle accueillit quelques voisines puis gagna son lit.

Elle passa une nuit calme.

Elle mourut à la fin de la matinée, en tentant de se lever; d'un accident cérébral.

Elle avait toujours souhaité mourir ainsi.



La ferme me revenait.

Il ne s'agissait aujourd'hui que de 2 corps de batiments,sans vie. La vie était apportée, au temps de ma jeunesse, par les activités saisonnières liées à l'élevage et à la polyculture. Leur grande variété s'expliquait par le souci de produire toute la nourriture des hommes et des animaux à une époque où le premier franc gagné pour se soigner, s'habiller et investir, était le franc économisé sur l'achat de nourriture et sur le paiement d'une main d'oeuvre extra-familiale.

Je parcourais maintenant une à une les pièces de la ferme afin d'en condamner les issues.Pour la première fois depuis mon départ,en 1950, les souvenirs m'interpellaient.

Pourquoi n'avais je pas assumé la continuité de l'oeuvre des quatre générations de paysans qui s'étaient succèdées dans ces lieux,de père en fils, depuis plus d'un siècle et demi ? D'autant que G.C., qui aimait son métier avant tout comptait sur moi, son fils ainé, pour prolonger l'oeuvre accomplie.

Peut être est-ce à cause du voeu fait par D.M.,lorsque, entre 12 et 16 ans, sa mère malade et son père sur le front, ayant à sa charge l'exploitation de la ferme avec l'aide ponctuelle de parents éloignés et de voisins, elle s'était promise que si un jour elle avait des enfants ils seraient fonctionnaires ; afin d'être assurés, "mouille que vente", de trouver chaque matin "sous leur oreiller, comme l'instituteur du village", l'argent nécessaire à la vie quotidienne.
 
 
 

La ferme natale à BOISSE (17700 SURGERES), France


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